LECTURES DE L’ÉTÉ
« Les bébés sur-mesure sauveront-ils l’humanité ? », un article de Miren Garaicoechea, journaliste. À retrouver dans FLAASH N°03 - Cycle de vie - Été 2024.
Utérus artificiel, patrimoine génétique à la carte, clonage... Recherche scientifique et œuvres d’art confrontent leur anticipation de la procréation. Un futur pas si lointain pour certains.
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La photo se veut idyllique. Chaque année, lors des fêtes de fin d’année, les Collins rassemblent leurs trois enfants et leur corgi, « The Professor », dans leur ferme du XVIIIe siècle à Valley Forge, en Pennsylvanie aux États-Unis. Au programme, une fête particulière : le jour du Futur. Octavian, Torsten et Titan Invictus écrivent alors un contrat où ils s’engagent à rendre le monde meilleur d’une certaine manière. Un an plus tard, s’ils ont respecté leur promesse, ils reçoivent un cadeau, dont la taille varie selon l’ambition de la tâche. À l’origine de ce rite créé de toutes pièces, leurs parents : Simone, 36 ans, et Malcolm, 37 ans, deux entrepreneurs passionnés de « long-termisme ». Ce courant de pensée plaçant le futur lointain comme prioritaire appartient à la galaxie de pensée TESCREAL, un acronyme combinant différentes idéologies**.
Chatains, propres sur eux, Malcolm et Simone semblent tout droit sortis d’un comic book avec leurs massives lunettes noires : rondes pour elle, rectangulaires pour lui. Persuadés que « la plupart des groupes culturels d’aujourd’hui vont bientôt disparaitre », ces militants veulent « isoler certaines parties de l’humanité, développer la technologie et les institutions sociales nécessaires pour réaliser la destinée des hommes ». Comprendre : « un empire humain insterstellaire varié », expose dans un débit survolté Malcolm par visio-conférence. « Mais pas un empire fasciste ! », s’empresse-t-il d’ajouter.
Pour cela, en parallèle de la création d’une fondation dédiée, le couple s’est lui-même fixé un objectif après leur mariage : avoir entre 7 et 13 enfants, à raison d’une grossesse tous les 18 mois, jusqu’à ce que l’utérus de Simone ne puisse plus supporter les césariennes à répétition. Selon leurs calculs, si leurs enfants s’engagent eux-mêmes à avoir au moins 8 enfants, dans 11 générations, leur lignée sera la plus nombreuse au monde. Pour tenir ce rythme, des embryons ont été congelés en 2018, « année de la récolte » comme ils l’appellent. Plusieurs tests génétiques passent ensuite au crible chaque embryon avant la fécondation in vitro, des tests pour l’instant non encadrés par la FDA, l’équivalent americain de l’Agence nationale de sécurité du médicament française.
Qualifiés par certains de « hipsters eugénistes », Simone et Malcolm sont des pronatalistes technophiles, et ils ne sont pas les seuls. Ce mouvement semble avoir des adeptes au sein de la Silicon Valley, aux États-Unis, avec un représentant de choix : le patron de Tesla, Elon Musk, 10 enfants et une fortune avoisinant les 200 milliards de dollars. En 2022, il estimait sur le réseau social X, ex-Twitter, dont il est le propriétaire : « L’effondrement de la population dû au faible taux de natalité constitue un risque bien plus important pour la civilisation que le réchauffement climatique (et je crois que le réchauffement climatique est un risque majeur). » Selon un proche collaborateur d’Elon Musk dont les propos ont été rapportés par une fascinante enquête de Business Insider parue en novembre 2022, le milliardaire disait des 2005 son ambition de « peupler le monde de sa descendance ».
Pour Malcolm Collins, la communauté des sympathisants pronatalistes serait d’environ 10 000 personnes (ils comptent 7 200 followers sur X), un chiffre impossible à confirmer. « Mais le nombre d’Américains sensibles à l’idée de devoir augmenter le taux de fertilité, en grande majorité des conservateurs blancs et riches, est bien plus vaste. Le président Trump avait d’ailleurs été élu sur la base de ses politiques de soutien à la fertilité », rappelle Malcolm.
La chute de la natalité est observée surtout dans les pays développés, confirment les indices de fécondité par pays publiés par l’Institut national d’études démographiques en 2022 : 0,9 enfant par femme en Corée du Sud, 1,7 enfant par femme aux États-Unis, à peine plus en France hexagonale (1,8), contre un maximum de 6,7 au Niger. Selon les prévisions de l’ONU, la population mondiale, aujourd’hui de 8 milliards de personnes, devrait atteindre un maximum de 10,4 milliards dans les années 2080, et se stabiliser à ce niveau.
HUMAINS « VALIDES » ET « MEILLEURS » HUMAINS
Maîtriser sa destinée et maîtriser « le futur de la civilisation », tel est le souhait des Collins, des calvinistes qui insufflent cette idée à leur progéniture dès leur naissance. Suivant la logique du « déterminisme nominatif », une croyance selon laquelle le prénom influencerait l’activité future d’une personne, leur petite dernière (née 24h avant cette interview) est nommée « Industry Americanus », « Indie » pour les proches.
Pour pouvoir être transféré dans l’utérus, son embryon a passé une batterie de tests génétiques avec des entreprises privées américaines. Pour 400 dollars par embryon, Genomic Prediction a ainsi testé 11 maladies polygéniques, dont des cancers et la schizophrénie. « La mère de Simone est décédée dans d’atroces souffrances d’un cancer, pourquoi voudrais-je infliger cela à mes enfants ? », soutient Malcolm, qui assume « une préférence pour certains gènes ». Dans leur arbitrage, le spectre de l’autisme, déjà diagnostiqué chez Simone et un de leurs enfants, est un gène qu’ils ont décide de ne pas écarter. Les données complètes ont ensuite été envoyées à la société SelfDecode pour analyser d’autres facteurs de risque, allant de l’obésité aux migraines, en passant par l’anxiété ou le trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité. La véracité de ces tests alliant patrimoine génétique et comportements est néanmoins très contestée, et dénoncée comme dangereuse.
Cette planification assumée de la procréation n’est pas sans rappeler des œuvres de la littérature et du cinema de science-fiction, comme dans le film Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol, sorti il y a 25 ans. Les humains y sont répartis entre les « valides », conçus grâce à un tri génétique dans un centre scientifique, et les « non-valides », issus de relations sexuelles, relégués en bas de l’échelle sociale. Certaines œuvres sont marquées par l’angoisse d’une sous-population, comme dans La Servante écarlate, un roman dystopique de la Canadienne Margaret Atwood publié en 1985, depuis adapté en une série à succès. L’existence de nombreuses femmes y est dédiée, sous la contrainte, a la procréation. « Nous sommes des utérus à deux pattes, un point c’est tout : vases sacrés, calices ambulants », y lit-on. Dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley***, publié pour la première fois en 1932, la crainte provient au contraire d’une surpopulation. Au VIIe « après Ford », un gouvernement totalitaire contrôle la fécondité et son pendant, la stérilisation, notamment grâce à l’emploi d’une pilule chimique, bien avant la première pilule contraceptive hormonale en 1961. Les spermatozoïdes et les ovocytes issus des « meilleurs » humains sont sélectionnés, pour ensuite produire un maximum de fœtus à partir d’un seul œuf. Seuls les membres de ce groupe privilégié peuvent avoir des relations sexuelles, tandis que la procréation est uniquement possible en laboratoire.
Ces fictions sont massivement des dystopies sombres, et tranchent avec le ton léger de la réalisatrice franco-américaine Sophie Barthes, The Pod Generation. Dans cette comédie - tout de même dystopique - à l’esthétique acidulée rappelant la série The Good Place, les enfants naissent ex utero, dans des œufs électroniques. Cela permet à la fois au père de développer un lien particulier avec l’enfant, et à la mère de disposer de son corps. L’idée d’une gestation par autrui robotique émancipatrice de la femme revient aussi dans la bande dessinée qui accompagne ce reportage, Préférence système, parue en 2019. Ugo Bienvenu y personnifie l’appareil gestationnel en Mikki, un robot hermaphrodite, permettant à la mère de poursuivre son obsession : le travail.
DES CLONES COMME RÉSERVOIRS D’ORGANES
Et si la fiction avait déjà rejoint la réalité ? L’ectogenèse, le fait de faire grandir un embryon hors du corps de la femme, est pratiquée pour les fécondations in vitro ou bien dans le cas de très grands prématurés. Des recherches en cours sur des fœtus d’agneaux et de souris laissent préfigurer la possibilité d’un utérus artificiel d’ici à une vingtaine d’années, estime le professeur de médecine Francois Vialard, qui dirige l’équipe Reproduction humaine et modèles animaux (RHuMA) a l’université Simone Veil-Santé à Montigny-le-Bretonneux dans une interview aux Echos.
La recherche sur embryon est autorisée en France depuis une décennie, encadrée par l’Agence de biomédecine, même si l’embryon n’a pas d’existence juridique. Un diagnostic préimplantatoire est déjà possible dans le cadre d’une FIV, pour chercher la présence d’une maladie génétique grave et incurable qui pourrait être transmise par les parents à un embryon. Une fois le fœtus implanté dans l’utérus, un diagnostic prénatal est aussi possible, afin de chercher la maladie génétique une fois la grossesse commencée.
Mais la technologie qui attire toutes les convoitises (et les inquiétudes) est bien le maniement du patrimoine génétique. En 2018, le biologiste He Jiankui donnait naissance à des jumelles génétiquement modifiées par la technique CRISPR-Cas9, une nouvelle technique d’édition du génome permettant de couper ou modifier l’ADN de manière très précise. Et que penser des tentatives de clonage, marquées par la naissance de la brebis Dolly, premier mammifère cloné au monde en Écosse en 1996 ? Quelles limites éthiques s’il était possible de cloner des humains ? Dans le roman dystopique Reproduction interdite de Jean-Michel Truong publié en 1989, les riches peuvent avoir une « assurance transplantation ». Lors de la grossesse, un clone est produit, futur réservoir d’organes, rappelle le passionnant ouvrage Procréation et imaginaires collectifs. Fictions, mythes et représentations de la PMA (Ined Éditions, 2021).
Ces innovations et recherches font craindre une dérive eugéniste, dont le but assumé est l’amélioration supposée de la race, largement documentée dans l’Histoire. Des politiques de stérilisation ont par exemple été menées aux États-Unis jusqu’en 1974 contre des populations jugées indésirables, comme les criminels, les malades mentaux, les sans-abris ou les indigènes. « Quant à l’Allemagne, les pratiques ministérielles sous le Troisième Reich, portant notamment sur ‹ l’inventaire du patrimoine génétique › ont conduit à d’effroyables pratiques de discrimination et d’exécution », rappelle l’avis du Comité consultatif national d’éthique sur l’eugénisme, publié en 2021. Le cadre légal est récent en France : la loi de 1994 stipule que « nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine », que « toute pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes est interdite », et enfin qu’est « interdite toute intervention ayant pour but de faire naître un enfant génétiquement identique à une autre personne vivante ou décédée ».
Plus généralement, l’émergence des projets transhumanistes témoigne d’un glissement, estime le philosophe Ali Benmakhlouf, cité par le CCNE : « de la distinction entre le normal et le pathologique vers la distinction entre le normal et l’optimal. Or l’optimal (...) réduit la diversité au profit d’une vision orientée vers la performance. » Supprimer le hasard et l’incertitude dans la procréation ferait ainsi courir le risque d’une uniformisation du vivant. Alors quand les Collins prétendent vouloir préserver la variété culturelle et humaine, tout en proposant un réseau de rencontres entre individus « ultraperformants », comme rapporté par Business Insider... Vœux pieux ou écran de fumée ?
**Transhumanisme, extropianisme, singularitarisme, cosmisme, rationalisme, altruisme efficace et long-termisme.
***Son frère, le biologiste britannique Julian Huxley, est à l’origine du terme « transhumanisme » en 1957. Cf. article « Battle Trans-Humaniste » dans FLAASH N°02 - Villes du futur - Printemps 2024.