Newsletter #44
Publié le
30 septembre 2025
RENCONTRE AVEC CÉLINE MINARD
Tovaangar, 688 pages, août 2025, Éditions Rivages, 23,50 €.
Résumé : Si la civilisation humaine n’est plus, ses vestiges demeurent, énigmatiques et insistants. Les règnes de la matière et du vivant s’enchevêtrent avec de nouvelles lois, de nouveaux codes, un nouveau langage dont on devine qu’il est pour l’autrice une subtile déconstruction du nôtre. Autour de ce qui reste d’une ville, Los Angeles, renommée Hidden, dont la géographie est omniprésente, elle campe un univers d’êtres insolites et fascinants. Au cœur de l’œuvre brillent la figure de Paayme Paxaayt, rivière de l’Ouest, et l’esprit d’aventure d’Amaryllis Swansun et de ses cœquipiers lancés dans une singulière « expédition ». Des déserts aux canyons, en passant par les forêts et le cours de l’eau, ils découvriront une faune et une flore luxuriantes, mais aussi des cultures ayant tissé un lien inédit avec leur environnement.
1 — Tovaangar se lit comme une expédition luxuriante, une balade végétale à travers les saisons, dans un monde totalement imaginaire. Est-ce une invitation à repenser notre rapport à la nature ?
Oui, sans aucun doute ! Une invitation à regarder aussi le monde dans lequel nous vivons avec d’autres yeux. Littéralement. Tovaangar est moins un monde imaginaire qu’une autre façon de considérer le bassin de Los Angeles où se déroule l’action. La géographie est absolument exacte, ce qui change c’est l’occupation des sols. Dans mon livre, la rivière n’a plus son carcan de béton, il a été démantelé et mouliné par les bactéries, les arbres, les oiseaux, les quadrupèdes, les bipèdes, tous les Activistes qui ont bien voulu participer. Le rapport entre artificialité et nature est inversé. La sauvagerie c’est les restes de bitume, de ciment, les ruines des constructions extractes. La nature en tant que mot, ou concept, n’apparait jamais : elle est partout, elle baigne, reçoit, enveloppe et constitue tous les Corps.
2 — Si tout semble d’un autre temps, un élément demeure : les aliments. Là où la plupart des romans de SF conçoivent des pilules du futur, vos espèces se nourrissent de miel, de lait fermenté, de fruits et de légumes cuits. Une manière de dire que cela ne sera jamais remplacé ?
De légumes cuits, de fleurs, mais aussi de chair. Les Hydros mangent des cuisses d’Anoures grillées, des moules, les Ardéanes, des muridés, des poissons. Il y a des herbivores et des légumistes, il y a aussi des carnivores. Je ne sais pas si l’alimentation prendra un jour la forme de pilules, mais de toutes façons, les pilules seront fabriquées à partir de quelque chose, non ? Il me semble que la prédation est une condition et une structure de la vie, de sa continuité et de ses possibilités de métamorphose. Nous nous recyclons les uns les autres en nous digérant. L’incorporation n’est pas une métaphore, mais une pratique, elle est quotidienne et source de plaisir — quand c’est nous qui mangeons ! Imaginer une société qui se nourrirait de pilules, ça reviendrait pour moi à imaginer des corps évanescents, des fantômes, des machines ou des malades.
3 — Gros-Cerveau, Saute-mouffette, Créates, Chêne sentinelle, Troutes, etc. Comment avez-vous imaginé tous ces personnages ?
En regardant autour de moi. Les chênes sont parfois solitaires au bord d’un dévers, il est facile d’imaginer qu’ils guettent le territoire. Les Troutes sont inspirées des salmonidés qui remontent leur rivière native pour se reproduire avant de mourir, je n’ai rien inventé, ils ont une pierre dans la tête sur laquelle sont gravés leur parcours de descente et leur histoire. Les Gros-Cerveaux sont des cavernicoles dérivés de Néandertal, un peu plus poilu, avec quelque chose du Sulli de Monstres et Cie. Les Créates nous ressemblent beaucoup avec leur faculté de déni élevée au rang de sport. Saute-mouffette est un jeu, et la mouffette un putois. Il suffit de bouger très peu d’éléments de notre réalité pour arriver dans une autre ou changer notre regard, notre oreille.
4 — Ces noms sont complexes, le décor aussi. Comment réussir le pari d’un imaginaire personnel rendu accessible pour le lecteur ?
Il n’y a pas d’imaginaire absolument personnel, tout ce qu’on peut construire, on le fait avec les briques et les mots de tout le monde. On peut réagencer d’une façon inattendue, ou surprenante, on peut dériver, emprunter des chemins de traverse un peu à l’écart des sentiers battus, mais on part toujours d’un matériau commun qui tient à la fois de la langue, de la culture, et de nos sensations. Les noms de mes personnages proviennent généralement d’une légère déformation de leur dénomination scientifique, ou de leur nom dans d’autres langues. L’allure des plantes, des arbres, des Racoons est strictement la même que les plantes, les arbres et les ratons laveurs que j’ai vu à Los Angeles, ils sont seulement plus présents et plus actifs dans mon roman. Je pense que les lecteurs et les lectrices reconnaissent tout ça d’une façon ou d’une autre.
5 — Vos bêtes ont peur des avalanches et autres événements. Les bouleversements de la Terre auraient-ils tué l’Homme ?
On ne sait pas si l’humain a disparu, personne ne se désigne de cette façon, mais cela ne veut pas dire que cette forme de vie n’est plus présente. Parmi les Vélistes, il y a de nombreux descendants d’Extracts. Les Auboisières aussi en descendent. Dans ce monde, appartenir à ce que, nous, nous appelons une espèce, n’a aucune pertinence. Les groupes se forment par affinité de pratiques. Vous vous déplacez grâce à la force du vent, vous êtes un Véliste. Vous vivez sous terre, vous êtes un Sout, sur terre, un Sub. C’est toute la classification du vivant qui est rebattue, d’une façon assez simple. Il y a eu des bouleversements climatiques, politiques, mais il y surtout une nouvelle façon de penser les places de chacun, et les relations entre les Corps.
6 — Pour finir, racontez-nous votre travail avec la Villa Albertine sur ce projet ?
J’ai passé cinq hivers à Los Angeles, seulement le dernier dans le cadre de la Villa Albertine. Grâce à cette bourse, j’ai pu louer une voiture, ce qui a complètement changé mon rapport à l’espace. Avant je marchais beaucoup, je faisais du vélo, ce qui n’a pas de sens là-bas où les distances sont énormes. Et grâce aux nombreux contact de l’équipe en place, j’ai rencontré à peu près tous les angelinos qui connaissent leur rivière, des ingénieurs aux artistes, c’était très agréable de voir combien de disciplines différentes, de points de vue et de pratiques différentes la rivière rassemblait. Ça m’a confortée dans mon approche. Le roman était déjà bien avancé, mais ce dernier séjour m’a redonné une impulsion bienvenue.