Newsletter #46
Publié le
11 novembre 2025
VILLES VÉGÉTALISÉES VS BÉTONNÉES
Un reportage de Martin Delacoux, illustré par Marie Artuphel, à retrouver dans FLAASH N°08.
Si le réchauffement climatique étouffe toute la planète, certaines souffrent particulièrement de la chaleur : les villes01. Goudronnées, bétonnées, elles laissent peu de place à la végétation ou aux cours d’eau qui rafraîchissent naturellement l’air. À quoi ressemblerait un avenir durable dans ces rues ? Reportage à Lyon, l’une des villes de France qui devrait le plus se réchauffer.
Un grand rectangle en plein milieu de la Presqu’île. C’est là que notre enquête démarre. Que ce soit sur une carte ou lors d’une promenade dans la ville ou sur les hauteurs de Fourvière, difficile de rater la place Bellecour. Située dans le cœur battant de Lyon, elle est un lieu de rendez-vous et de manifestations en tout genre, des foires aux expositions, en passant par les plus récentes « fanzones ». Avec ces 300 mètres de long sur environ 200 mètres de large, elle est la plus grande place entièrement ouverte aux piétons de France. Et pour être aussi versatile, il lui fallait une caractéristique : un terrain entièrement minéral, sans aucune trace d’ombre, si ce n’est celle timidement créée en son centre par une statue de Louis XIV. Par temps de canicule, la traverser ressemble à un véritable petit calvaire. Mais depuis quelques semaines, de longues bandes de tissu suspendues sont venues s’ajouter au tableau. Une œuvre d’art mobile, confiée au designer Romain Froquet qui déchaîne les passions des commentateurs locaux et des passants. L’objectif de ce projet, intitulé « Tissage urbain » ? « Transformer cet espace public ouvert et minéral en une place accueillante tout au long de l’année, et principalement pendant la période estivale où les températures sont de plus en plus élevées », se justifie la ville de Lyon. La mairie écologiste a investi 1,5 million d’euros pour le projet. Si certains habitants applaudissent l’esthétique ou le clin d’œil aux canuts02, d’autres, soutenus par l’opposition politique, fustigent une gabegie financière, une atteinte au cadre historique de cette place et une œuvre qui n’apporte, en fin de compte, aucune fraîcheur. L’écart entre les différentes bandes de tissu pouvant laisser passer, de fait, les brûlants rayons de soleil.
À quelques mois des élections municipales de mars 2026, la polémique politique tombe à pic et relance un sujet de nécessité pour rendre la ville soutenable quand le mercure s’affole : l’ombre. « En construisant nos villes, nous avons créé des microclimats, explique Héloïse Marie, architecte basée a Lyon et spécialisée sur les questions de durabilité. Il y a des falaises, qui sont les immeubles, et des gorges ou des canyons qui peuvent être nos rues. Quand ces dernières sont encaissées entre plusieurs constructions et à l’ombre, il y fait relativement frais. La différence est tout de suite visible avec une artère qui prend le soleil toute la journée. » Intarissable, Heloise Marie se plaît à faire la guide entre les différentes rues et quartiers lyonnais. Dans une cour qui donne sur la rue de la Poulaillerie, au nord de la place Bellecour, la chaleur baisse déjà sensiblement. « Les caves qui sont présentes dans ces bâtiments anciens permettent de créer des circulations de fraîcheur. Ces fenêtres à meneaux montrent que ces bâtiments datent de la Renaissance. La pierre et tous les matériaux naturels vont avoir tendance à capter l’humidité et à la restituer. » L’avantage ? Plus de fraicheur. L’inconvénient ? Des bâtiments souvent considérés comme des passoires l’hiver, en raison d’un véritable impensé du chauffage dans les constructions de l’époque. De quoi présager un avenir compliqué.
VIEILLES PIERRES, VRAIE FRAICHEUR
Notre reportage continue dans le Vieux Lyon, de l’autre côté de la Saône. C’est là que l’effet de fraîcheur est le plus marquant. La pierre est omniprésente, que ce soit pour les pavés ou les murs qui encadrent des rues en permanence à l’ombre. Mais la vie au rez-de-chaussée n’est pas celle des étages supérieurs qui prennent directement le soleil. Sous les combles en particulier, les appartements se transforment vite en bouilloire l’été. Alors qu’ils n’étaient pas destinés à l’habitation au moment de leur construction, ils sont désormais bien souvent occupés par des populations précaires, des étudiants ou des jeunes travailleurs. Une double peine qui ressemble aux « chambres de bonnes » parisiennes. À la faveur d’une canicule particulièrement longue en juin et début juillet 2025, les témoignages des résidents se multiplient. Et ce n’est que le début. En France, le nombre de jours de chaleur annuel devrait doubler d’ici 25 ans03.
Parvenir à réutiliser les qualites du bâti ancien tout en gommant ou en attenuant ses défauts est l’un des grands enjeux de la ville de demain. Du moins si l’objectif est toujours d’atteindre la neutralité carbone en 2050, comme la France s’y est engagée. Les multiples renoncements04 de ce début d’année, en France comme dans le monde, laissent craindre un abandon total. Et pourtant, le consensus scientifique sur la nécessité de réduire drastiquement et rapidement les gaz à effet de serre est établi et la population francaise place la question écologique et climatique parmi ses principales priorités05. Mais même si nous parvenons collectivement à limiter le réchauffement sous les 2°C – le deuxième objectif de l’Accord de Paris –, les vagues de chaleur et les conséquences en cascade seront déjà bien plus fortes qu’aujourd’hui. Problème ? Oui, considérant tous les bouleversements récents, alors que nous ne sommes « seulement » qu’à 1,4°C de réchauffement à ce stade. Notre prochaine réalité ? Probablement un scénario digne de la canicule meurtrière imaginée par l’invité de ce numéro, Kim Stanley Robinson, dans son Ministère du futur (2020).
Alors à quoi ressemblera une ville résiliente au dérèglement climatique et aux vagues de chaleur ? « En réalité, plus notre ville future ressemblera à aujourd’hui, plus cela voudra dire qu’on aura réussi, car cela signifiera que nous avons réussi à faire mieux avec moins, assure Héloïse Marie. La première question à se poser est : doit-on vraiment construire de nouveaux bâtiments ? La priorité est de réhabiliter, de rénover, de révéler ce qui se faisait avant l’ère du pétrole, une époque où les bâtiments étaient construits dans des matériaux nobles pour durer des siècles, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La ville du futur est déjà sous nos yeux en grande partie. »
« Quand la réponse est < oui, il nous faut de nouveaux bâtiments >, alors il est nécessaire d’aller vers de meilleurs matériaux que ce que nous avons fait ces dernières décennies en utilisant notamment des matériaux naturels, continue Héloïse Marie. Nous pouvons aussi aller voir vers ce qui se fait dans les climats tropicaux ou méditerranéens, comme les médinas, qui ont été pensées pour résister à la chaleur. Dans tous les cas, prendre à la lettre les imaginaires futuristes reviendrait à construire des villes avec une empreinte carbone énorme. Comme le projet The Line en Arabie Saoudite ». Cette mégalopole verticale, voulue par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane, s’inscrit dans le cadre de son plan de développement.
Un projet pharaonique qui rejoint la mouvance de ces villes du futur, toutes construites de verre, avec de véritables bosquets de verdure qui poussent sur les façades des gratte-ciels. Une image omniprésente ces dernières années pour donner une dimension (faussement) écologique à la ville de demain. Certes, sur le papier, ces représentations ont un merite : amener une part de rêve dans un imaginaire dominé par des univers de science-fiction qui ont tendance à représenter des villes oppressantes, sombres et chaotiques, à l’image de Blade Runner (1982) ou Bienvenue à Gattaca (1997). Mais dans les faits, la présence d’autant de végétation mêlée à des gratte-ciels semble peu réaliste. « Les arbres, ca pousse d’abord dans le sol ! Ce qu’il faut avant tout, c’est casser du béton », rappelle Héloïse Marie. Une manière de remettre l’église au centre du village.
Que les mains vertes se rassurent, cela ne veut pas dire abandonner tous les pots et jardinières des balcons. Mais la priorité reste de faire de la place au végétal dans les sols, alors même que les villes sont de plus en plus imperméables. Heureusement, les plantes savent aussi se satisfaire de peu. De petits interstices dans la couche inerte créée par l’Homme suffisent parfois pour laisser passer des plantes grimpantes qui courent ensuite sur les murs. Selon le site gouvernemental « Vivre avec la chaleur », cela peut être par exemple « des plantes qui perdent leurs feuilles en automne, parfumées, à fruit comme le kiwi ou la vigne, ou à légume comme la courge grimpante, à feuillage persistant comme le lierre... » Ces plantes rafraîchissent les logements, en plus de dépolluer l’air ou d’enrichir la biodiversité.
Renforcer la présence des végétaux et de l’eau07 permet également de lutter contre les îlots de chaleur urbaine, ces phénomènes qui augmentent la température de l’air et de surface dans les centres-villes, en particulier pendant la nuit. Ils sont amplifiés par des matériaux qui stockent la chaleur (comme l’asphalte) et par les activités humaines telles que... la climatisation. De plus en plus utilisée en France, malgré ces effets pervers, son recours pourrait être amoindri grâce a la végétalisation.
ÉCO-QUARTIER, VRAIMENT ?
Revenons a Lyon, sur la Presqu’île, à quelques kilomètres au sud de la place Bellecour. Après être passés sous les arches de la gare de Perrache, un dernier arrêt nous attend dans l’« éco-quartier [qui] associe audace architecturale et développement durable » : Confluence. Autrefois delaissé, il est passé en quelques années « d’ancienne friche industrielle à quartier futuriste et audacieux »08. Le port industriel, le marché de gros et la prison ont laissé place à des bâtiments signés d’architectes reconnus, comme Massimiliano Fuksas ou Christian de Portzamparc pour le siège de la région Auvergne-Rhone-Alpes. Plusieurs médias y ont également élu domicile, d’Euronews au Progrès, le journal local. Le site de Lyon Confluence insiste sur « la sobriété énergétique comme fondement » de ce quartier. Un immeuble a été construit en pisé, de la terre crue compactée et coffrée ; un autre, la tour Albizzia, haute de 53 mètres, est doté d’une structure bois. Il s’agit de l’un des plus hauts immeubles construits avec ce matériau en France, qui aurait permis d’éviter la consommation de 6 000 tonnes de CO2.
Logements économes du point de vue des matériaux comme dans l’usage quotidien... Le quartier de Confluence cocherait-il donc toutes les cases de l’écologie ? « C’est possible de faire pire, c’est certain, assène un urbaniste qui a travaillé dans le quartier et qui préfère rester anonyme. Il y a des idées politiques intéressantes derrière ce quartier mais l’échelle du projet est trop grande : cela devient compliqué de faire véritablement écologique à cette taille. Le modèle reste celui de la promotion immobilière. » Sous-entendu : dégager des marges pour les promoteurs.
Chargé de recherche au CNRS et auteur d’une thèse portant notamment sur Confluence, Matthieu Adam va plus loin : « Le quartier Confluence est exemplaire de la ville néolibérale, où la concurrence est le maître mot entre les territoires. Ce quartier est devenu une partie de l’offre urbaine de Lyon, qui permet d’attirer des populations solvables, des touristes et des capitaux, à savoir des investissements immobiliers ou des sièges d’entreprises. C’est le cas de tous les projets urbains récents mais aussi une caractéristique commune des politiques d’écologisation : elles sont bien souvent socialement sélectives. Il est urgent de résoudre cette impasse car, si cette trajectoire perdure, il y a le risque que des personnes ne puissent plus se loger et qu’une grande partie de la population refuse donc toutes ces mesures écologistes, et on sait quel parti en bénéficiera ».
À Lyon, les pouvoirs publics assurent prendre en compte cette question. Dans le Journal du bâtiment et des Travaux publics, Bruno Bernard, président de la Métropole de Lyon, précise que les nouveaux logements construits à Confluence comportent « tous une part de logement abordable permettant l’accession à la propriété comme la location dans des logements neufs à des prix inférieurs à ceux du marché ».
VÉLO À DEUX VITESSES
Une fois sorti de chez soi, place à la mobilité. Mais là encore, certaines tentatives de rendre la ville plus écologique se heurtent à d’autres fractures sociales, à l’image du développement du vélo. À sa création, le velo était le moyen de transport prisé par les ouvriers, car peu cher. Aujourd’hui, il est devenu pour certains l’apanage des centres-villes aisés, même si son usage progresse aussi ailleurs, notamment en campagne. En parallèle, on observe une augmentation rapide des prix des bicyclettes, toujours dotées de plus d’options. Suivant la même trajectoire que les voitures, les vélos deviennent suréquipés pour l’usage majoritaire : freins à disque venus de l’univers du VTT de compétition, cadre en acier plus résistant, batteries électriques surpuissantes pour parfois faire seulement quelques kilomètres ou dormir dans un garage... Sans compter qu’en ville, « ce sont surtout les espaces dans lesquels les classes supérieures habitent qui sont aménagés pour son usage. Il est aussi frappant de voir que faire du vélo est souvent vendu comme un truc efficace, où on gagne du temps dans ses déplacements », analyse Matthieu Adam.
Une vision du déplacement plutôt attachée aux hommes urbains aisés. Dans le futur, les aménagements de la ville pourraient être plus égalitaires, et pas seulement socialement. Depuis 2022, Lyon essaie ainsi de développer des pistes cyclables dites inclusives. Plus larges, plus sécurisées, plus éclairées la nuit, elles ont pour ambition de redresser la part des femmes cyclistes, qui ne sont que 35 % à utiliser ces aménagements selon une étude de l’Ademe. De quoi également bénéficier aux personnes à mobilité réduite qui pourraient alors plus facilement circuler.
Quelques aménagements dans nos villes du futur sont donc à prevoir pour les rendre plus supportables en temps de canicule et plus contributrices à la baisse des gaz à effet de serre. Mais en se concentrant sur ces questions de forme, ratons-nous le cœur du sujet ? « La question de la forme nous obsède alors qu’elle est probablement secondaire, assure Matthieu Adam. L’essentiel, c’est de savoir comment nous choisissons de nous organiser, nous décidons d’utiliser l’espace collectivement. » Plus que dans l’apparence de nos villes, la grande révolution copernicienne à venir est peut-être à aller chercher là, pour les secouer, les rendre plus vivables et moins violentes pour les personnes qui y vivent. « N’oublions pas que la ville est aussi un espace de solidarité, rappelle-t-il. Elle est un espace refuge pour toutes les populations rejetées par ailleurs. Quand on n’est pas hétérosexuel, on va plus facilement trouver une place, un milieu, en ville. Les populations migrantes vont arriver en ville, etc. Je trouve qu’on questionne assez peu cela. Imaginer des futurs désirables est une solution pour y répondre. »
01 – « En France, en Europe, et à peu près partout dans le monde, il pourrait faire dans les plus grandes agglomérations, au mitan du XXIe siècle, jusqu’a 50 degrés, voire 60 degrés l’été. » (cf. « Une géographie urbaine », reportage d‘Arnaud Pagès dans FLAASH N°02 — Villes du futur).
02 – Ouvriers de la soie lyonnais.
03 – Source : France Culture.
04 – Un renoncement qui intervient tandis que les premiers objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, que les États s’étaient eux-mêmes fixés, n’étaient même pas atteints.
05 – Avec certaines fluctuations en fonction de l‘actualité.
06 – Cf. « Vers une architecture du rêve ou de la catastrophe ? », article d’Olivier Tesquet dans FLAASH N°02 — Villes du futur.
07 – De nombreuses rizières enterrées dans les années 1950 ont été découvertes à nouveau, comme à Ezanville (Val d’Oise) ou à Chambéry (Savoie).
08 – Source : www.visiterlyon.com (consulté le 10 juillet 2025).
LES RECOS DE NOVEMBRE
1 — FILM. Arco, Ugo Bienvenu (2025). En salle depuis le 22 octobre, ce film d’animation sous fond de science-fiction, Cristal du long-métrage au Festival d’Annecy, a autant séduit la critique que les spectateurs. Au début du projet, personne n’y croyait. Aujourd’hui, tout le monde veut le visionner. Et vous ? 🎬 À découvrir ici.
2 — LIVRE. Monts, Mers et Géants, Alfred Döblin (Gallimard, 2025). Ce roman écrit par Alfred Döblin date de 1924, mais il est pour la première fois traduit en français par Gallimard dans la collection Du monde entier. L’auteur visionnaire imagine le monde après le vingt-troisième siècle. À tous les amoureux de 1984 de George Orwell ou Nous d’Evgueni Zamiatine, foncez. 📚 À découvrir ici.
3 — LIVRE. Haute-Folie, Antoine Wauters (Gallimard, 2025). La plume d’Antoine Wauters est d’une beauté qui vous laisse sans voix. Son nouvel ouvrage, paru à l’occasion de la rentrée littéraire, ne fait pas exception. Ce n’est pas de la science-fiction, mais c’est de la science littéraire et de la fiction magnifique. 📚 À découvrir ici.
4 — EXPOSITION. « Exposition Générale », Fondation Cartier (25 oct 2025 - 23 août 2026, Paris). La toute nouvelle Fondation Cartier pour l’art contemporain vient d’ouvrir ses portes fin octobre. Après des années passées dans le discret quartier Raspail, un nouveau chapitre de son histoire s’écrit en face du Louvre, au 2 place du Palais-Royal. Pour cette première exposition, la Fondation retrace 40 ans d’art contemporain en ses murs. De quoi vous replonger dans certaines des oeuvres qui ont marqué ses anciennes programmations. Pour nous : « Malick Sidibé. Mali Twist » (présentée en 2017-2018). 📖 À découvrir ici.