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Newsletter #40

Publié le 19 août 2025

Bonjour à tous. Nous sommes le mardi 19 août, vous lisez la 40e newsletter bimensuelle de FLAASH, la revue qui mêle réalité et fiction pour interroger l’actualité de demain. Au programme aujourd’hui : la suite et fin de nos lectures de l’été, soit l’accès en clair à certains sujets qui ont marqué nos précédents numéros. Allez-vous finir cette newsletter sans faire autre chose ? La réponse se trouve dans l’article « Notification 1 - Cerveau 0 » de Baptiste Cessieux, issu de FLAASH N°04.

LECTURES DE L'ÉTÉ

« Notification 1 - Cerveau 0 », un article de Baptiste Cessieux, journaliste spécialisé dans les questions de transition numérique et énergétique. À retrouver dans FLAASH N°04 - IA - Automne 2024.

Allez-vous finir cet article sans jeter un œil à votre téléphone ? Allez-vous seulement finir cette page sans lever la tête de la revue ?

En rassemblant votre volonté, vous pourriez sans doute repousser la vibration de la dernière notification de votre téléphone. En fronçant un peu les sourcils, il paraît possible de ne pas répondre au dernier mail reçu, de ne pas bondir sur votre ordinateur pour vérifier un chiffre qui vous traverse l’esprit, ou simplement de ne pas vérifier la météo de votre future destination. Mais pouvez-vous résister à votre esprit lui-même ?

« La principale capacité du système cognitif, c’est l’adaptation », rappelle Sibylle Turo, chercheuse en psychologie cognitive et expérimentale. Cette formidable plastique permet à notre esprit de prévoir comment réagir dans une situation donnée et même dans le futur lorsque l’on se retrouve face à un enchaînement de situations qui nous est familier. Résultat : même si vous n’avez reçu aucune notification sur votre téléphone au cours des dernières minutes, il est possible que votre cerveau soit déjà en train de se préparer à recevoir la prochaine. Peut-être même qu’il vous conseille de jeter un coup d’œil furtif à l’objet posé sur la table ou glissé dans votre poche. Juste pour vérifier, par habitude.

Pour Gloria Mark, chercheuse à l’université de Californie et autrice du livre Attention span (2013), notre capacité d’attention moyenne atteindrait désormais 47 secondes. Toutes les 47 secondes, notre cerveau lui-même nous réveille de la tâche que nous sommes en train de faire. Notre esprit s’est entraîné à s’extraire de la tâche en cours. Nous ne pouvons plus simplement regarder Netflix, la télé ou lire le journal. Il nous faut désormais un autre écran à côté de nous. Nous fragmentons nous-mêmes notre attention.

Ce papillonnage d’une tâche à l’autre est flagrant dans le monde professionnel. « L’étude de l’emploi du temps d’une directrice de communication nous montre neuf missions réalisées en parallèle sur quatre heures, avec des changements de mission toutes les 4 minutes 30, et même des pics de 1 minute 30, illustre Marc-Éric Bobillier-Chaumon, professeur de psychologie au travail au CNAM. Résultat : des tâches persistantes et l’impression de ne jamais aller au bout de quelque chose ».

La cause de cette perte d’attention ? « Le capitalisme », résume Aza Raskin, l’inventeur des pages Web qui se déroulent sans fin. Depuis dix ans, l’entrepreneur pense que nous sommes allés trop loin et que les outils pour capter l’attention sont devenus excessivement puissants. Il co-fonde en 2018 le « Center for Humane Technology » avec Tristan Harris, un responsable de l’ethique chez Google qui démissionna en 2016. Les deux ingénieurs veulent « renverser la crise de l’attention numérique ». Lors d’une conférence à Munich, en septembre 2019, Aza Raskin détaille sa pensée : « Quand le système capitaliste voit la planète, il souhaite en extraire les ressources et l’un des résultats est la crise climatique. Quand le même système voit l’esprit humain, que se passe-t-il ? Il souhaite en extraire l’attention. Le problème c’est que l’on obtient souvent ce que l’on souhaite, mais pas de la façon dont on l’aurait imaginé ».

Cinq ans plus tard, les entreprises qui capitalisent sur l’attention de leurs utilisateurs font toujours partie des plus grandes institutions du monde. Les Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft sont omniprésentes et renforcent sans cesse leurs moyens de garder captifs leurs « clients ». Dès 2019, Aza Raskin prévenait déjà : que se passera-t-il quand Facebook regardera les photos de vos amis pour créer en deepfake un visage qui vous semble familier pour vendre du contenu publicitaire ? La protection du consommateur est-elle du ressort de la protection des données ? « Il n’y a pas encore de mots pour décrire ces phénomènes », pensait-il alors.

RÉSISTANCE LÉGISLATIVE

Rassurons-nous tout de suite. L’utilisation de deepfake pour façonner un visage familier capable de vous vendre tout et n’importe quoi est expressément interdite au sein de l’Union européenne. Un concept est en effet apparu pour protéger les utilisateurs : le droit neuroéthique. « Nous en sommes au balbutiement, modère rapidement Juliette Sénéchal, directrice adjointe de l’école doctorale Sciences juridiques, politiques et de gestion de l’université de Lille. Le règlement sur l’IA, publié durant l’été et qui entrera en application en 2025, pose un principe d’interdiction de l’IA pour manipuler l’humain sous son seuil de conscience. Il ajoute quelques interdictions spécifiques, comme le cas des deep-fake pour créer un visage qui ressemble à quelqu’un que l’on connait. » Le texte voté au Parlement européen n’est pas le seul à aborder le sujet de l’économie de l’attention par l’angle de la défense du consommateur. « Cela reste timide, juge pourtant Juliette Sénéchal. Il est compliqué d’interdire des pratiques sous le seuil de conscience, car il faut d’abord les identifier, apporter la preuve de ces utilisations ».

Autre prohibition apportée par l’UE : les « pratiques sombres » ou « Dark Patterns » dans la conception de plateformes en ligne au design trompeur. Ce concept general est introduit en février 2024 par le règlement sur les services numeriques. L’idée est de protéger le consommateur contre les pratiques qui cherchent à le piéger. Le site de vente en ligne Temu a ainsi été épinglé en mai dernier pour son fonctionnement. « Les consommateurs se voient proposer différentes versions plus chères lorsqu’ils ont cliqué sur un produit particulier et ils font face à un parcours du combattant quand ils veulent clôturer leur compte » , expliquait Monique Goyens, directrice générale du Bureau européen des unions de consommateurs, dans un communiqué. « Toute la question est maintenant de définir ce que sont ces Dark Patterns », insiste alors Juliette Sénéchal. Les pratiques qui cherchent l’attention, voire l’addiction, peuvent-elles être prises en compte ? Rien n’est encore sûr. Les batailles législatives qui vont s’ouvrir sur ces définitions pourraient changer la face du numérique.

Mais la guerre de l’attention ne se joue pas uniquement en Californie et à Strasbourg. En France, depuis juin 2023, les influenceurs sont par exemple obligés d’indiquer lorsqu’ils sont payés pour diffuser un message. En janvier 2024, le président de la République a constitué aussi une commission pour évaluer les enjeux de l’exposition des enfants aux écrans. Un rapport est publié en avril. Il est sous-titré « À la recherche du temps perdu » et il interpelle. « La commission a acquis la conviction qu’elle devait assumer un discours de vérité pour décrire la réalité de l’hyperconnexion subie des enfants et des conséquences pour leur santé, leur développement, leur avenir. Face à la marchandisation de nos enfants, la commission propose de reprendre le contrôle des écrans ». Six axes d’actions sont imaginés, dont l’interdiction des pratiques addictogènes. Pour les auteurs du rapport, il ne s’agit rien de moins que l’avenir de notre société, de notre civilisation, et peut-être même celui de notre humanité. La guerre de l’attention est déclarée. En lisant ce texte jusqu’au bout, vous avez sans doute gagné la premiere bataille.

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