RENCONTRE AVEC JOFFRINE DONNADIEU
Aux nuits à venir, 400 pages, août 2025, Collection Blanche, Gallimard, 22,50 €.
Résumé : À trente-quatre ans, Marguerite, dite Marge, fuit la moindre entrave à sa liberté. Sans emploi ni logement stables, elle est envahie par des personnages qui peuplent ses nuits, chacun réclamant qu’elle raconte son histoire. Elle finit par trouver refuge dans la cabane d’un chantier abandonné, rue des Martyrs. En escaladant l’échafaudage de l’immeuble vide, elle découvre un dernier occupant : Victor, ancien militaire, qui résiste aux pressions du promoteur immobilier. Ensemble, ils vont faire alliance contre le monde extérieur. Alors que chaque nuit Marge met au monde les créatures qui la hantent et lui dévoilent un lourd secret d’enfance, la passion amoureuse va saisir les deux réfractaires aux destins si opposés
NB : Chaque question de l’entretien est orientée autour d’une phrase extraite du livre.
1 — Aux nuits à venir est un roman qui parle des femmes. Le personnage principal, Marge, habitée par des présences nocturnes, représente « toutes celles qui ont entendu des voix et que l’on n’a pas écoutées. Celles qui ont décelé la vérité et que l’on n’a pas crues. Celles qui ont vu l’avenir que l’on a enfermées, attachées, muselées ». Pourrait-on ajouter toutes celles que l’on a invisibilisées ?
Oui, bien sûr. Des femmes invisibles, il y en a encore beaucoup aujourd’hui et pourtant sans elles le monde ne tournerait pas. Je pense aux techniciennes de surface, aux femmes de militaires, aux mères célibataires et aux mères au foyer, aux assistantes et aux hôtesses d’accueil, aux nounous, aux conductrices de transports en commun, aux agricultrices… Je pense aussi à celles qui occupent des postes importants. Elles doivent tout de même se battre pour prouver qu’elles sont à leur place. Je pense aussi aux dramaturges, aux romancières, aux peintres, aux comédiennes qui doivent faire beaucoup plus de choix que les hommes. Les femmes déploient une énergie considérable tous les jours pour lutter contre cette invisibilité qui rôde autour d’elles. Elles sont happées par une vie quotidienne faite de tâches ingrates. Elles enfilent à tour de rôle les casquettes d’employée, de compagne, de mère pour certaines, de confidente, de banquière, de conseillère en tous genres, d’infirmière, de bonne fille. Les femmes sont invisibles. Peut-être que c’est parce qu’elles en ont conscience que chacune rassure comme elle peut son égo sur les réseaux sociaux. Tenter de ne pas disparaître et pourtant, se noyer quand même dans le flot des images superficielles.
2 — « La folie rôde autour des femmes de la famille », comme une malédiction qui se transmet de génération en génération. Un thème commun avec un autre livre qui a fait couler beaucoup d'encre cette année : Mon vrai nom est Elisabeth d’Adèle Yon.
La folie est un thème qui me passionne tout comme les guerres intimes, les obsessions. Quand j’étais au Cours Florent, je cherchais toujours à interpréter des héroïnes proches de la folie : Lady MacBeth, Ophélie… Puis, j’ai rencontré les personnages de Tennessee Williams : Catherine, Laura, Blanche… C’est grâce à lui que je me suis intéressée à la complexité de la folie et à toutes ses nuances. Qu’est-ce que la folie ? Qui est fou ? Qu’est-ce qui rend dingue ? La famille ? Un événement ? Est-ce que la folie est inscrite dans nos gènes ? Est-ce qu’elle se répète parce qu’il nous est impossible de briser un schéma ? Je m’intéresse beaucoup au trans-générationel. C’est comme si notre histoire était nichée dans notre ventre dès la naissance. Je suis partie de chez moi comme mes parents sont partis de chez eux au même âge, seize ans. Qu’est-ce qui se joue ou se rejoue ? Cette question, je me la suis beaucoup posée quand je travaillais dans le service de pédopsychiatrie de la Pitié-Salpêtrière. Je me la pose encore quand j’invente l’histoire de mes personnages. Aujourd’hui, j’aime déplacer le curseur, montrer que la folie n’est pas là où l’on veut qu’elle soit.
3 — « Le provisoire est éternel ». L’inverse est-il vrai ?
J’entends par provisoire, la précarité. Mes héroïnes, que ce soit Marge, l’héroïne de mon troisième roman, qui se retrouve à la rue du jour au lendemain ou Romy, celle de mes deux premiers, qui passe d’un logement à un autre, connaissent la précarité. Cette précarité est censée être provisoire, et pourtant, elle ne l’est pas. Marge et Romy se vautrent dans la précarité. Elles se débattent pour s’en sortir, mais cela leur est impossible. Elles s’engluent dans un réel qui n’est pas supportable. En revanche, la pérennité, par conséquent, le confort, met beaucoup de temps à se construire, mais elle se délite en un rien de temps. Cela demande une énergie considérable de ne rien modifier dans son quotidien alors que la société ne cesse d’évoluer. Nous n’avons pas de prise sur les décisions du gouvernement, sur l’apparition des nouvelles technologies, sur les sentiments des autres, sur le temps, sur le climat, sur les changements urbains… Le monde est en mouvement, nos pensées aussi. Nos habitudes évoluent, se modifient considérablement. Le gap entre les générations est de plus en plus grand. Tout va très vite aujourd’hui. L’apparition de l’IA est l’exemple parfait de notre époque. Nous avons déjà vu la disparition des caissières, mais ce n’était qu’un début. Les comptables, les décorateurs d’intérieur, les secrétaires, les juristes et j’en passe sont amenés à disparaître également. Comme des paysages, des objets, des souvenirs. Si les fondations ne sont pas stables, tout s’écroule. Il y a un éboulement en chacun de nous. Il est juste plus ou moins visible. Ceux qui vivent dans la précarité veulent s’en sortir, ceux qui vivent dans le confort ont peur de le perdre. Il n’y a pas de bonne place. Tout est provisoire. Je me contredis et j’assume. Il s’est passé un an entre l’écriture de mon roman et la publication de cette newsletter. Ma réponse sera encore différente dans quelques jours.
4 — « Le pouvoir de l’imaginaire, c’est la possibilité de revivre indéfiniment le passé, de revisiter chaque scène sous un nouveau jour ». Vit-on dans une société qui a tendance à toujours vouloir refaire l’Histoire ?
Est-ce la société qui a tendance à réécrire l’Histoire, ou les gens au pouvoir pour se donner bonne conscience, à l’heure où il est de bon ton de culpabiliser pour des actes passés ? Je ne saurais le dire. En revanche, en ce qui me concerne, j’ai réécrit mon enfance, mon adolescence, mon arrivée à Paris, mes années Cours Florent, la trajectoire de mes amours, de mes victoires, de mes déceptions. Est-ce que je refais l’histoire ou est-ce que je me raconte des histoires ? Je pencherais pour la deuxième option. Si je ne m’étais pas raconté des histoires, je serais morte aujourd’hui. Comme beaucoup de gens, comme la majorité des femmes. Je pense que nous sommes nombreuses à mettre un voile sur des souvenirs ou à les édulcorer pour avancer. Nous n’avons pas le choix. Surtout, ne pas tomber. La réflexion est un luxe.
5 — « Au sein de ce complexe [rempli d’hologrammes, ndlr], la maladie, la vieillesse, les problèmes d’argent n’existent pas ». De quoi a-t-on le plus peur parmi tout ça ?
C’est difficile de choisir. J’ai toujours eu peur de manquer d’argent avant d’être malade. Au fond de moi, j’espérais être atteinte d’une maladie grave pour échapper à mes problèmes d’argent. J’ai vécu de nombreuses périodes où il m’était difficile de me loger et de manger. La faim a une odeur de pourriture, la faim donne des crampes à se plier en deux, la faim empêche de penser, d’avancer. La faim amène à prendre de mauvaises décisions. Quand on a connu la faim, on a toujours peur qu’elle revienne. On se contente de rien et on s’accommode de tout. Dans ce monde, je suis persuadée qu’il faut un rêve pour tenir debout. Si je n’avais pas eu l’écriture, si je n’avais pas eu le secret d’espoir d’être éditée, et il fallait que je sois éditée, je suppose que je serais morte de faim. Il fallait que je mange pour écrire.
6 — « [Des hommes et des femmes] témoignent de leur rencontre avec leur hologramme. Quelle opportunité formidable de créer sa réplique ou son exact opposé ». Les Hommes ont-ils toujours envie d'être ceux qu'ils ne sont pas ?
Il me semble que l’on aspire à toujours autre chose : à un autre travail, à un autre lieu de vie, à un autre conjoint ou une autre partenaire, à d’autres façons de passer son week-end ou ses vacances… Les réseaux sociaux n’arrangent rien. Nous regardons les vitrines merveilleuses de nos abonnés qui semblent avoir tout réussi et nous nous comparons. On regarde ce que l’on a de moins que ses faux amis ou au contraire, ce que l’on a de plus. On regarde la nouvelle vie de son ex. On se rassure. Est-ce que l’on porte les mêmes vêtements ? Est-ce que l’on a vu le film du moment ? Est-ce que l’on connaît le dernier spot à la mode ? On se surveille comme des espions. Cela crée de la jalousie. Je suis pour la jalousie quand elle est un moteur, quand elle se transforme en envie et que l’on se dépasse pour atteindre un objectif. Pas quand elle nous obsède et nous pousse à la critique gratuite. C’est si facile derrière un pseudonyme.
7 — « Une femme n’a jamais le bon âge et la société le lui fait savoir ». Dur, mais vrai ?
La fillette veut devenir adolescente, l’adolescente, une femme et une femme souhaite retrouver sa jeunesse tout en gardant l’expérience. Combien de fois ai-je entendu des amies dire en regardant des photos anciennes : « Je n’étais pas si mal finalement ». Il me semble que les femmes essayent toujours de paraître plus vieilles ou plus jeunes selon les périodes de leur vie pour correspondre à des attentes de la société. Il y a un décalage entre la façon dont la femme se voit, ce qu’elle dégage vraiment, et comment le monde la perçoit. Elle navigue entre différentes représentations d’elle. Cela en devient schizophrénique. En tant que romancière, lorsque je fais des salons, j’ai le droit à des commentaires sur mon âge et sur mon physique tandis que le romancier y échappe. Lui, on lui demande rarement s’il est marié, s’il a des enfants. On réduit souvent la femme à une représentation de ce qu’elle devrait être à l’instant T.
8 — Une dernière question. L'un des personnages voit son histoire reprise dans votre nouvelle pour FLAASH N°08. Après la perte tragique de son conjoint, et la peur viscérale de l'oublier, une femme se laisse séduire par la promesse de la société Des fins et des vies : celle de créer l'hologramme du défunt afin qu'elle puisse continuer de « vivre » auprès de lui. Néanmoins, au fil des paragraphes, une fin très sombre se profile. Pourquoi avoir choisi ce personnage en particulier ?
J’aime les personnages nuancés et complexes. S’ils étaient heureux et que leur quotidien était parfait, je n’aurais rien à raconter. La vie n’est pas linéaire. Elle est faite de reliefs, d’imprévus, de montagnes russes émotionnelles. J’inscris les histoires de mes personnages dans une routine qui se voit changer du jour au lendemain à cause d’un événement dramatique. Ce qui m’intéresse dans la littérature, c’est le point de bascule. Quand est-ce que le personnage peut vriller ? Est-ce qu’il danse au bord du gouffre ? Est-ce qu’il tombe ? Est-ce qu’il se relève ? Tout est alors possible. J’aime la folie, les frontières, les limites, le flou. La femme de ma nouvelle est profondément amoureuse d’un homme qui meurt à la suite d’un accident. Comment peut-elle avancer après cet événement tragique ? Jusqu’où est-elle prête à aller pour survivre ? C’est la question que je me suis posée un jour quand j’ai vu sur Internet une application qui permettait d’animer des photos d’êtres disparus. Je me suis dit qu’il était alors possible d’aller plus loin encore. À travers ce personnage, j’ai voulu explorer les facettes les plus sombres de l’humanité. Jusqu’où est-on prêt à aller pour redonner vie à un défunt au risque d’y laisser sa peau et son âme.
LES RECOS DE JOFFRINE DONNADIEU
1 — FILM. Okja, Bon Joon Ho (2017). Un dessin-animé qui décrit l’univers concentrationnaire que les hommes ont inventé pour réduire les animaux à l’état de matière exploitable. Un film de révolte et d’espoir. 🎬 À découvrir ici.
2 — LIVRE. Crash !, J. G. Ballard (1973). Un livre prémonitoire sur la troublante violence de notre rapport avec les machines. Un roman de science-fiction sans science dans un monde effroyablement contemporain. 📚 À découvrir ici.
3 — BD. Légendes d’aujourd’hui, Enki Bilal, Pierre Christin (1975-1977). Les deux auteurs jouent avec les codes de l’anticipation tout en décrivant avec une ironie féroce le monde politique d’aujourd’hui. 📚 À découvrir ici.
4 — NOUVELLES. « Contes d’amour de folie et de mort », Horacio Quiroga (1917). Quiroga dans ses nouvelles déploie un univers qui ne ressemble à aucun autre : cruel, inventif, effrayant, poétique, imagé. Un recueil fascinant. 📖 À découvrir ici.
5 — POÈMES. « Ariel », Sylvia Plath (2009). Une voix unique qui semble nous parler à la fois depuis la réalité la plus triviale et venir de l’au-delà. 📖 À découvrir ici.
 
         
     
         
     
         
     
         
    