Communauté urbaine — Explorer
Publié le 04 juin 2025
écrit par
Quentin Le Van et photographié par Pauline Gauer
Comment construire un futur low-tech adapté aux enjeux climatiques et apte à créer des liens communautaires entre individus ? La question est vaste et ardue, mais la Biosphère Expérience, un fragment d’utopie de 26 mètres carrés localisé à Boulogne-Billancourt, a essayé d’y répondre fin 2024. Depuis, certains participants continuent d’explorer des rêves de lendemains durables. Entomophobes, préparez-vous : les mouches soldats noires sont reines.
Dans la torpeur du mois d’août 2024, l’ex-président de l’Indonésie Joko Wikodo inaugurait en grande pompe Nusantara, nouvelle capitale du pays et eco-smart city géante censée incarner le futur urbain à l’ère du changement climatique. Deux mois plus tard, en plein automne, SpaceX réussissait à récupérer sans dommage l’une de ses fusées à l’atterrissage, permettant à son patron Elon Musk de multiplier les promesses d’un futur civilisationnel vers le lointain spatial et l’au-delà. Des futurs imposants, fruit d’un imaginaire nourri par la science-fiction seventies et financés par les fonds d’investissement du monde entier.
Pendant ce temps, loin de ces spectaculaires prouesses high-tech, un petit fragment d’utopie prenait forme à Boulogne-Billancourt. Un idéal de 26 mètres carrés plus précisément, équipé d’une douche, d’une cuisine, d’un frigo écolo, d’un espace à coucher, de quelques champignons au mur et d’une poignée de panneaux solaires greffés au toit. Ici, l’avenir n’est ni une mégalopole dernier cri, ni un fuselage décoré par le logo d’une compagnie spatiale privée nord-américaine: c’est un modeste appartement teinté d’influences solarpunk. Nom de code : Biosphère Expérience.
Le principe ? Imaginer à l’échelle du quotidien un mode de vie zéro déchet et peu consommateur en eau. La mission est triple. Premièrement, atteindre les objectifs 2050 de l’ONU en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Deuxièmement, créer un mode de vie certes soutenable mais aussi désirable et accessible à tous. Troisièmement, penser les interactions sociales nécessaires à cet avenir et tâtonner ses perspectives communautaires.
Ainsi, de mi-juillet à mi-octobre 2024, les deux fondateurs du projet et autoproclamés « explorateurs de mode de vie » Corentin de Chatelperron et Caroline Pultz (dit Coco et Caro, et pas seulement pour les intimes) habitèrent dans ce cocon urbain bardé de low-tech et alimenté à l’énergie solaire, renseignant sur leurs réseaux sociaux leur expérience en temps réel et accueillant plumes et caméras des médias pour promouvoir leur vision du futur. Il faut dire que la Biosphère Expérience de Boulogne-Billancourt n’est pas une première pour Coco et Caro, au contraire. Moins tâtonneurs amateurs qu’explorateurs confirmés, ce couple court depuis des années le monde entier à la recherche d’un futur soutenable.
LA QUÊTE AUX LOW-TECH
Le voyage ne naît pas en 2024, mais quinze ans plus tôt. En 2009, Corentin de Chatelperron finit son école d’ingénieur et se demande comment adapter les modes de vie contemporains à la réalité environnementale. Près d’une décennie avant le Covid et la remise à l’honneur du tourisme local, le natif de Vannes se lance dans l’écotourisme. Très vite, il souhaite aller plus loin et décide de s’engager dans une mission de volontariat. Sa destination: un chantier naval au Bangladesh. Sur place, l’ingénieur propose de remplacer la fibre de verre utilisée (matériau cher à importer et polluant à produire) par de la fibre de jute, improvise un laboratoire de recherche local et s’entoure d’autres diplômés motivés. Quatre ans plus tard, le Gold of Bengal est mis à l’eau, petit voilier intégralement composé de toile de composite de jute. À bord, Corentin de Chatelperron commence un périple de 6 mois dans le golfe du Bengale, et réfléchit en mer à son futur projet : le Low Tech Lab. « Ce qu’on appelle les low-tech, ce sont des technologies relativement simples et peu coûteuses en ressources, et elles n’ont pas attendu ces dernières années pour exister, rapporte-t-il avec enthousiasme. Le but de ce programme de recherche, c’était de dénicher ces techniques dites low-tech dans le monde, pour les expérimenter et comprendre comment les déployer auprès d’une large population. »
L’aventure est prometteuse, et le Gold of Bengal ne suffit plus à ses ambitions. Accompagné de quelques collègues, Corentin de Chatelperron embarque en 2016 à bord d’un catamaran bien plus adapté, le Nomade des Mers. Un tour du monde de six ans s’entame, auquel Caroline Pultz se greffe en 2019 après une carrière d’architecte de formation. « Nous sommes passés par près de vingt-cinq pays, et avons récolté une cinquantaine de technologies < durables > intéressantes », s’enthousiasme l’ingénieur globe-trotteur. Au Sri Lanka, ils découvrent un système déployé dans certains villages permettant de générer de l’énergie propre en pyrolysant certains déchets plastiques. Au Guatemala, ils apprennent une technique de filtration écologique de l’eau, par un mélange d’argile et de suie de bois. À Cuba, pays équipé d’une faible infrastructure numérique, ils observent un système d’Intranet permettant de connecter dix mille personnes sur un réseau local à bas coût.
En 2023, cette quête prend une autre tournure et commence à augurer l’expérience de Boulogne-Billancourt. En plein désert mexicain, Corentin de Chatelperron et Caroline Pultz installent une curieuse tente en matériau biosourcé et entament la nouvelle étape de leur projet : vivre 120 jours dans ce climat aride, avec pour seuls alliés l’énergie solaire, quelques cultures de champignons, d’algues et une poignée de technologies low-tech triées sur le volet. Baptisée « Biosphère du désert », et inspirée d’une précédente expérimentation conduite par Corentin en Thaïlande, cette mission s’équipe d’un dispositif conséquent. Nutritionnistes, architectes ou encore médecins interviennent en amont pour calibrer au mieux l’expérience, le tout avec des caméras qui enregistrent chaque minute. Un an plus tard, son récit est diffusé sur Arte par le biais d’une série documentaire01.
LE MAILLAGE SOCIAL
Très vite, le programme rencontre un franc succès, Coco et Caro deviennent des rockstars de la low-tech, et cette approche continue son lent débarquement dans les imaginaires contemporains et les rêves de lendemains durables. Mais la « Biosphère du désert » possède un angle mort, et pas n’importe lequel : imaginer des futurs n’implique pas de simplement fantasmer les technologies qui les composent. Quid de ses habitants, des individus contraints de vivre dans ces modèles de société croqués sur quelques bouts de papier ? Il est l’heure pour la Biosphère Expérience d’entrer en scène.
« Nous voulions comprendre comment ce mode de vie pourrait s’intégrer dans une communauté et nouer des liens entre les gens. Pour ça, le contexte urbain était l’idéal ! » explique Caroline Pultz. Le projet prend peu à peu forme et se structure en deux parties complémentaires. D’un côté, une mission participative invitant quelques centaines de Français à adopter chez eux des techniques low-tech (douche à brumisation, élevage de grillons, culture de pleurotes, etc.) et rapporter leurs observations. De l’autre, l’aventure de quatre mois à Boulogne-Billancourt, structurée autour de Corentin et Caroline bien sûr, mais aussi de quatorze habitants du coin chargés chacun d’une mission spécifique au service de l’appartement.
Car plus qu’un simple lieu de vie, ce dernier s’apparente à un micro-écosystème régulé par des habitudes et des contraintes très spécifiques. Sur le plan nutritionnel, l’expérience essaie par exemple d’assurer la plupart des besoins par l’autoproduction et se tourne vers la bioponie, une pratique low-tech permettant de cultiver des fruits et des légumes hors-sol sans recourir à des engrais chimiques. « Mais pour ce faire, il fallait tout de même produire les plants, explique Emma Bousquet-Pasturel, ingénieure et coordinatrice de la Biosphère Expérience. Dans ce cadre, deux habitants de Boulogne-Billancourt étaient chargés de produire chez eux des jeunes pousses, qu’ils fourniraient ensuite à Caroline et Corentin le temps de l’expérience. »
La pratique n’est pas révolutionnaire, au contraire : c’est de la micro-agriculture à domicile telle que l’Humanité la pratique depuis des millénaires. Mais dans ce cadre, le sel de l’expérience est la dimension communautaire. « Aujourd’hui, au vu de la configuration urbaine, peu de gens en ville ont la capacité d’accéder à un potager, continue Emma Bousquet-Pasturel. En revanche, il est possible de faire ses petites cultures qui ne prennent presque pas de place, pour ensuite les confier à des voisins capables de les cultiver. À la fin du processus, tu peux récupérer une partie de la récolte, et tu nourris un réseau d’entraide avec tes voisins. »
CULTIVER L'ENTRAIDE
Un vœu pieu pourraient dire certains, qui anime toutefois les participants de cette Biosphère Expérience. « Dans mon immeuble, ce serait facilement envisageable de répartir ces missions par étage !, s’enthousiasme ainsi Julien, l’un des deux cultivateurs amateurs de jeunes pousses de l’expérimentation. Certains étages pourraient s’occuper de cultiver les jeunes pousses, et ceux possédant un balcon et une bonne exposition au soleil seraient chargés de les planter dans des potagers d’appartement ou des tables de bioponie pour donner des fruits et légumes. Cela permettrait de produire à une échelle très locale une partie de notre consommation alimentaire, tout en créant du lien entre voisins ! », conclut ce père de deux enfants, par ailleurs leveur de fonds freelance pour des associations à but environnemental.
Autre cas concret : l’élevage de différentes sources de protéines. Au sein de la Biosphère, pas d’entrecôte saignante ni d’épais pilons de poulet, bien trop coûteux en ressources et polluant à produire. Les stars protéinées de l’expérience sont les mêmes que celles qui égayent les menus alternatifs de nouveaux nutritionnistes : les insectes. « En l’occurrence, nous avons fait le choix des grillons, qui sont très riches en protéines et en vitamine B12, et en plus ça a bon goût !, complète Corentin de Chatelperron. Donc nous avons mis en place une filière locale pour en produire une quantité suffisante. » Le processus est simple. Chez elles, deux participantes sont chargées d’élever les œufs de grillons dans des incubateurs faits maison. Après quatre semaines, elles confient les insectes à Coco et Caro, qui les élèvent à leur tour dans de petites cages faites de verre biosourcé et de carton réutilisé. Une fois cette étape terminée, les grillons peuvent enfin être consommés, et leurs œufs transmis aux deux participantes pour relancer le cycle.
La production de nourriture n’est pas le seul objet de l’expérience : production d’électricité par les panneaux solaires déposés sur le toit et par les appareils de fitness fait maison, recours à un frigo conçu sur mesure pour réduire au mieux sa consommation énergétique, utilisation d’une douche à brumisation directement inspirée des études de la NASA et peu gourmande en eau... Et une fois de plus, l’enjeu communautaire entre en ligne de compte.
« Ce fut le cas de nos toilettes vivantes par exemple, qui fonctionnèrent grâce à des larves de mouches soldats noires », élabore Caroline Pultz. Peu séduisante au premier abord, cette approche inspirée des toilettes sèches repose sur un cycle assez similaire à celui des grillons. Deux participants reçoivent une volière à mouche chez eux. Dans cette dernière, les insectes pondent des œufs qui sont ensuite placés dans un incubateur à proximité. Peu à peu, les œufs se transforment en larves, et celles-ci sont récupérées par l’appartement Biosphère pour être stockées dans une fosse située sous les toilettes. Là, ces dizaines de larves reçoivent les excréments humains, les consomment à toute vitesse pour grandir et transforment ainsi les déjections en compost utilisé pour les cultures végétales en bioponie. Une fois devenues mouches, elles sont renvoyées dans la volière des participants voisins.
ET LE PLAISIR ?
Évidemment, l’ambition de la Biosphère Expérience aurait tôt fait de se heurter à un obstacle majeur. Si ce mode de vie peut s’expérimenter sur quatre mois, est-il vraiment possible de l’investir sans sacrifier son travail, ses plaisirs et autres aspects aidant l’homme à dépasser le simple stade d’être subsistant ? Surtout, ce futur est-il adapté à tous ? Ou seulement à quelques urbains diplômés, dotés du temps et de l’argent nécessaires à une telle approche ? « Ce fut clairement l’un des objectifs clés de l’expérience, assure Emma Bousquet-Pasturel. Il ne s’agissait pas seulement d’expérimenter ces approches low-tech : nous voulions voir comment elles pouvaient s’intégrer dans notre quotidien sans prendre trop de temps. »
Mission accomplie, à en croire les différents participants rencontrés. « Au début de l’expérience, mon compagnon et moi étions à la fois enthousiastes et un peu appréhensifs, témoigne Solène, doctorante en urbanisme à temps plein et éleveuse de mouches soldats noires pendant quatre mois. Mais finalement, cela s’est très bien passé. Par jour, cela ne m’a pris que cinq à dix minutes de mon temps, en dehors de quelques légers imprévus. Et les mouches font étonnamment peu de bruit ! » Au rayon des contraintes, la trentenaire ne déplore que l’odeur de l’incubateur, comparable à celle d’une « litière pour chat », et la difficulté de s’absenter plusieurs jours de son domicile. « Mais c’est exactement comme élever un animal chez soi », préfère-t-elle relativiser.
De manière plus large, l’expérience semble réussie sur le plan communautaire. « Ce fut l’occasion de construire de véritables réseaux d’échanges, s’enthousiasme Nils, co-gérant de la Ferme des Loges, une ferme participante située à Loges-en-Josas. Aujourd’hui, même après la fin de l’expérience, nous utilisons toujours des techniques que Corentin et Caroline nous ont apprises », clame-t-il tout en présentant ses cultures de pleurotes et un engrais/cocktail à base d’urine, directement inspiré des méthodes développées par la Biosphère. Idem pour Solène. « J’ai toujours les volières et l’incubateur ! Je ne suis pas encore prête pour les toilettes vivantes, mais si quelqu’un de mon entourage compte s’y mettre, je reste prête pour lui élever des mouches soldats noires ! »
LA BIOSPHÈRE CONTINUE
Pétrie de bonnes intentions et d’approches low-tech ingénieuses, la Biosphère Expérience n’est bien sûr qu’un prototype de futur rêvé, avec ses failles, ses erreurs et sa longue liste de points à améliorer. « Certaines techniques que nous avions envisagées n’ont finalement pas vraiment marché, comme la culture d’algues, reconnaît Corentin de Chatelperron, lucide. J’avais également sous-estimé les a priori qu’il peut encore y avoir sur ces modes de vie. Pour beaucoup, les toilettes vivantes ou la consommation d’insectes restent un objet de dégoût, donc il y a un vrai travail d’éducation et de transmission à pérenniser ! » Enfin, l’ingénieur reste travaillé par un point. « Les premières analyses de l’expérience font le constat que nous sommes de justesse sous les deux tonnes d’empreinte carbone02. C’est un point qui m’affecte, car cela voudrait dire que le mode de vie que nous avons expérimenté n’est même pas si radical que ça, en tout cas en comparaison à ceux que nous devrions mettre en place pour respecter les Accords de Paris et endiguer le réchauffement climatique à 1,5 degré. »
Malgré tout, pas de coup de mou à l’horizon pour ces explorateurs du low-tech. « La Biosphère Expérience a été très riche en enseignement, et nous comptons continuer ce format à plusieurs reprises », assure Corentin de Chatelperron. Quelques jours après sa rencontre avec FLAASH, le quarantenaire s’apprête à partir en Haïti pour un documentaire commandé sur l’usage des low-tech sur l’île. Caroline Pultz, elle, peaufine une exposition avec l’université de Liège pour promouvoir le projet Biosphère, tandis qu’Emma Bousquet-Pasturel prépare pour l’été une expérimentation en bateau le long des côtes bretonnes. Quant à Julien, Solène et Nils, ils le promettent : leur découverte de la communauté low-tech continue.
01 — « Biosphère du désert », série documentaire en 5 épisodes de 20-30 minutes, disponible jusqu‘au 23 octobre 2026 sur Arte.
02 — Les deux tonnes d‘empreinte carbone sont une valeur symbolique et un outil de communication pour certains militants de l‘environnement : elles indiquent la quantité d‘équivalent CO2 que chaque habitant devrait émettre par an pour contenir le réchauffement climatique à 1,5 °C.